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Les dix plaies d’Enki

Enmerkar, le grand prêtre de la tour d’El-Bab, était plongé dans ses oraisons. Il était prosterné au centre d’un triangle imaginaire délimité par trois grandes statues, chacune représentant l’un des trois visages mythiques d’Enki, soit un scarabée sacré recouvert d’or, symbole de la renaissance du dieu, une vipère des déserts en jade et à la tête pointue évoquant la mort des infidèles et, enfin, une vache taillée dans le marbre blanc rappelant l’abondance éternelle promise aux croyants.

Donc, dans son lieu de culte privé du septième niveau de la tour, le grand prêtre priait déjà depuis plusieurs longues heures. Cette grande salle dédiée à Enki constituait également son quartier général. C’est là, après avoir longuement invoqué son dieu, qu’il prenait toutes les décisions relatives à l’avenir de son culte. Mais aujourd’hui, le prêtre était particulièrement fatigué et il sommeillait en récitant ses prières.

C’est à ce moment-là, alors qu’il se trouvait entre le rêve et la réalité, qu’il vit la tête de la vipère de jade bouger. Un pied dans la conscience et l’autre dans l’onirisme, Enmerkar remarqua que le scarabée d’or commençait aussi à s’agiter : il remuait les pattes et les ailes de façon frénétique ! Puis, à son tour, la vache mythique s’anima et se détacha brusquement de son socle avant d’entreprendre une course endiablée tout autour de lui. L’animal de marbre, défiant la loi de la gravité, galopait sur les parois du mur circulaire de l’immense pièce. Quoique ce fut la première fois que les statues prenaient vie, le grand prêtre Enmerkar ne s’étonna pas le moins du monde. Il sentit son âme envahie par la force du dieu Enki qui s’adressa à lui par la bouche de la vipère :

— Je dois punir ceux et celles qui ont douté de moi. Je dois châtier les hommes et les femmes infidèles. Je serai bientôt l’Unique et, pour montrer ma force, j’humilierai les autres dieux qui s’opposeront à mon ascension. Je les obligerai à se fondre en moi, à fusionner leurs essences avec la mienne. Écoute ce que j’ai à dire, grand prêtre, car seule El-Bab sera épargnée par ma colère.

Enmerkar était prêt à entendre les révélations de son dieu. Il se prosterna et déclara à mi-voix :

— L’heure de ta venue est bien choisie, ô grand dieu ! Le monde est déchiré par des conflits entre le spirituel et le matériel. Sur ce champ de bataille, nous vivons de grandes tensions et de terribles difficultés. Nous avons besoin d’amour et de dévotion, de compréhension et de prières. L’occasion de te recevoir en nos cœurs et en nos âmes se présente maintenant à nous afin que tu sauves les hommes de leurs tendances à la bassesse et à la destruction. Tu n’as qu’à ordonner et nous boirons tes paroles comme de l’eau, nous t’obéirons jusqu’au sacrifice de nos vies.

Satisfait de la dévotion de son grand prêtre, Enki enchaina :

— Écoute-moi bien, Enmerkar. J’enverrai sur terre dix plaies en dix jours. Dix malédictions qui détruiront tout le pays de Sumer et les grandes contrées de Dur-Sarrukin. Je reconstruirai mon culte sur de nouvelles bases et éliminerai ceux qui sont fidèles aux autres dieux du panthéon sumérien. Envoie un messager au roi Aratta et préviens-le que, s’il désire survivre à ma colère, il pourra venir avec ses gens s’abriter ici, à l’ombre d’El-Bab. Que le roi Aratta vide sa capitale ; qu’il ordonne aux habitants de son pays de quitter leur demeure, car ceux qui me braveront connaîtront la mort dans de terribles souffrances.

Toujours en signe de soumission, le grand prêtre leva les bras au ciel avant de se prosterner de nouveau. Enki poursuivit alors sa harangue :

— Qu’il soit dit qu’Enki, l’Unique, maitre des dieux et des hommes, transformera en sang toutes les eaux de cette partie du monde. Des grandes rivières aux petits ruisseaux, des sources souterraines et jusqu’à la grande mer Sombre, chaque puits, chaque fontaine et chaque jarre ne donnera plus que du sang à boire. Pendant ces dix jours, tous les poissons, crustacés et autres créatures marines mourront, car toute vie sous l’eau sera anéantie. Seule la fontaine d’El-Bab pourra rafraîchir ceux et celles qui se seront joints à moi. Contrairement aux autres êtres vivants, les hommes ont la conscience d’être limités, mais ils sont en même temps ouverts à l’infini. C’est grâce à ce besoin d’absolu que j’étancherai aussi la soif de leur âme. Qu’il soit dit qu’Enki, l’Unique, maitre des dieux et des hommes, fera au deuxième jour sortir de ces eaux corrompues des millions de batraciens affamés. Ces grenouilles, symboles de fécondité et de résurrection, s’attaqueront aux insectes afin de les éliminer tous. Je discréditerai alors les dieux et déesses des mondes entomologiques et les forcerai à s’unir avec moi. Les fidèles qui prieront en ce jour funeste à l’intérieur de la grande tour ne verront rien de cette invasion et seront protégés par ma force et ma volonté.

Enmerkar, toujours dans une demi-conscience, s’emballa et hurla toute son adoration à la gloire de son dieu. Ce témoignage de dévotion fit redoubler d’ardeur le dieu et c’est à travers le corps de jade de la vipère qu’il s’exprima le plus intensément :

— Qu’il soit dit qu’Enki, l’Unique, maitre des dieux et des hommes, transformera, le troisième jour, chaque grain de poussière du désert en un insecte vorace. Des nuages de diptères à longues antennes, assoiffés du sang des infidèles, envahiront les villes et les villages, obligeant ainsi les femmes et les hommes à s’agenouiller et à me prier pour survivre. Seuls seront épargnés ceux et celles qui marcheront vers El-Bab le cœur rempli de dévotion envers moi.

« Qu’il soit dit qu’Enki, l’Unique, maitre des dieux et des hommes, fera surgir au quatrième jour de sa colère des essaims de taons, de guêpes et d’abeilles sur tout le pays. Ils envahiront les maisons et les palais, les grottes et les souterrains, et châtieront ceux qui résisteront à ma volonté. Les insoumis seront piqués à mort et connaîtront une interminable et douloureuse agonie.

« Qu’il soit dit qu’Enki, l’Unique, maitre des dieux et des hommes, au cinquième jour provoquera le déferlement de milliards de mouches qui répandront la maladie dans tout le pays. Elles transporteront sous leurs ailes la peste noire et d’autres infections contagieuses et mortelles. Les dieux guérisseurs ne pourront en rien aider les populations, et eux aussi seront obligés de s’unir à moi. Aucune médication ni aucun traitement ne pourra venir à bout de cette pandémie. Tout le bétail mourra et les infidèles trouveront leurs vaches, leurs moutons, poules et cochons, chiens et chats couverts de furoncles purulents et de plaies béantes. Aucun de ces animaux, sauvages ou domestiques, ne survivra à cette journée funeste. Je répète que seuls les croyants ayant rejoint la tour d’El-Bab et vu la lumière en moi seront immunisés et leurs troupeaux, sauvés. Tout homme n’ayant pas la foi en moi, Enki, connaîtra le même sort que ses bêtes et pourrira sur place.

De plus en plus envoûté par les paroles apocalyptiques de son dieu, Enmerkar pria avec encore plus de ferveur en marmonnant des louanges à la divinité. Sang, insectes et cadavres, tout se mêlait en lui dans une vision horrible de l’avenir. La douleur exquise que provoquaient ces révélations dans l’âme du prêtre était si vive qu’il exhalait des gémissements, et la suavité de cette merveilleuse souffrance était si excessive qu’il ne pouvait désirer qu’elle s’apaise.

La statue révéla alors la sixième plaie :

— Qu’il soit dit qu’Enki, l’Unique, maitre des dieux et des hommes, fera, au sixième jour de sa divine colère, tomber la grêle du ciel. Les nuages se cristalliseront dans les deux et viendront se briser au-dessus du sol. Sous la force de cette pluie de glace, les villes et les villages seront anéantis. Tous les temples des autres divinités sumériennes s’écrouleront et les palais des rois dissidents seront réduits en poussière. Rien ne tiendra plus debout, pas même les murs des forteresses soi-disant imprenables qui s’effondreront comme des châteaux de sable. Seule la tour d’El-Bab résistera et protégera ceux qui auront foi en moi.

« Qu’il soit dit qu’Enki, l’Unique, maitre des dieux et des hommes, humiliera les dieux des Récoltes en détruisant les champs, les jardins, les potagers, en plus de toute la flore s’épanouissant sur les terres de Sumer et dans les contrées de Dur-Sarrukin. Au lendemain de la grêle du sixième jour, ce seront des sauterelles qui tomberont du ciel et dévoreront la végétation. En ce septième jour, aucune fleur ni aucun arbre ne résistera. Du moindre brin d’herbe au plus beau dattier, tout sera dévoré, digéré et recraché en matière stérile. Seuls le blé et la végétation entourant la grande tour auront la chance de croître et d’offrir leurs fruits aux fidèles.

Devant Enmerkar, la prophétie de la colère d’Enki commença alors à s’inscrire en lettres de feu sur trois dalles qui venaient d’apparaître ; taillées à même le sol de pierre, elles se détachèrent pour s’élever dans les airs et tourner autour de la pièce. Pendant que chacune des lettres s’inscrivait dans le roc, la voix du dieu Enki continuait son discours :

— Qu’il soit dit qu’Enki, l’Unique, maitre des dieux et des hommes, cachera le soleil et fera tomber la nuit. Ce huitième jour sera celui des ténèbres. Je soutirerai du cœur des hommes l’espoir et la confiance. Plongés dans l’obscurité, nourris par le doute et l’incertitude, ceux qui ne me voyaient pas encore apercevront la lumière de la tour d’El-Bab et se mettront en route vers elle. Tel un phare qui les guide, l’illumination les mènera vers moi et ils seront prêts à m’accueillir dans leur cœur.

« Qu’il soit dit qu’Enki, l’Unique, maitre des dieux et des hommes, fera mourir les premiers-nés de tous les rois de la Terre. Aussi loin que mon pouvoir puisse s’étendre, les enfants de nos ennemis mourront en laissant les trônes sans héritiers. Cette malédiction entraînera l’instabilité dans les royaumes environnants, et les armées d’Enki pourront plus facilement les conquérir. J’étendrai ainsi mon pouvoir sur le monde pour ensuite, petit à petit, renverser les dieux des autres panthéons et devenir, pour toutes les créatures de l’univers, l’unique lumière des cieux. Je remplacerai la Dame blanche.

Qu’il soit dit qu’Enki, l’Unique, maitre des dieux et des hommes, enverra la dixième et dernière plaie contre celui qui pourrait trouver la réponse à cette énigme : « Tu dois chevaucher et ne pas chevaucher, m’apporter un cadeau et ne pas l’apporter. Nous tous, petits et grands, nous sortirons pour t’accueillir, et il te faudra amener les gens à te recevoir et pourtant à ne pas te recevoir. » Car il est dit que celui qui saura l’interpréter provoquera la ruine d’El-Bab et malheureusement la fin de l’Unique. L’élu serait alors expédié aux enfers.

Comme il venait de prononcer son dernier mot, Enki disparut et tout redevint normal dans le lieu de culte.

Après plusieurs minutes de silence, Enmerkar se réveilla en sursaut. Son cœur battait à tout rompre et ses mains étaient moites. Il suait à grosses gouttes en essayant de rassembler ses idées.

« Quel rêve je viens de faire ! » pensa-t-il en essuyant la sueur sur son front.

Mais ce n’était pas un rêve. Le prêtre s’aperçut qu’il avait maintenant sous les yeux trois tables de pierre présentant chacune trois inscriptions. Les caractères encore fumants lui prouvèrent alors qu’il n’avait pas fait un cauchemar.

La première dalle contenait ces inscriptions : l’eau en sang – les grenouilles – les insectes. Sur la deuxième, on pouvait lire : les taons – l’épidémie – la grêle. Et sur la dernière étaient gravés ces mots : les sauterelles – les ténèbres – la mort des premiers-nés.

Enmerkar remarqua que la dernière prophétie, celle qui annonçait la chute de l’élu éventuel, n’apparaissait pas sur les tables de pierre. Était-ce parce qu’elle ne concernait que le dieu ? L’avenir allait bientôt le révéler.

La Colère d'Enki
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